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Le Collectionneur D’Oreilles, 2014
 

Traduit de l'espagnol (Paraguay) par Frédéric Gross-Quelen
La Dernière Goutte, 2014

La forêt de l’Yvytúruzu s’éveilla sous la pluie. Le manteau de neige argenté qui recouvrait l’épaisse végétation ne résista pas longtemps à la bruine hivernale. Il faisait froid. La vapeur s’échappait des naseaux des bêtes qui arrachaient les herbes fraîches, les orchidées, les mousses, les broméliacées perchées sur d’autres plantes. Ici, seuls les êtres habitués à la pénombre éternelle pouvaient s’aventurer sans craindre les prédateurs.

Chaque matin, sur ce sol humide où la matière organique se décomposait, un enfant albinos cherchait sa nourriture. Né dans une tribu mbya, il avait été banni dès son plus jeune âge à cause de sa peau couleur de lait, suspecte, et de ses yeux translucides. Sa mère était l’une des filles du village. Quant à son père, nul ne savait qui il était. Seule, dans la forêt, la jeune fille l’avait mis au monde, puis l’avait offert à la communauté. Mais les villageois ne tardèrent pas à suspecter chez le nouveau-né quelque chose d’étrange. Quand le chaman l’examina, il conclut que le follet démoniaque avait trompé la vigilance des gardiens avant d’engendrer cet enfant qui finirait par les asservir.

Sombre époque pour la tribu. Les villageois ne pouvaient plus se fier aux êtres surnaturels, ni même aux chrétiens. Une telle méfiance n’avait rien d’étonnant : depuis plusieurs décennies déjà, les étrangers pillaient le cœur de la forêt, dévastaient la faune, séquestraient les quelques Mbyas qu’ils rencontraient sur leur chemin. »


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La Fosse Aux Ours, 2013

Amours et plaisir a tout prix
Publié par Romain Verger

Né à Asuncion au Paraguay en 1958, architecte de formation et diplomate en poste dans différents pays, Esteban Bedoya a obtenu plusieurs prix pour ses romans et nouvelles. Les éditions La dernière goutte nous font découvrir son imaginaire foisonnant, son univers baroque et exubérant à travers cette mosaïque de récits d'initiation qu'est La Fosse aux ours

Sans doute la nouvelle liminaire en esquisse-t-elle le programme, en nous montrant Carmen, une vieille femme qui éclaire ses souvenirs avant que la nuit ne les lui ravisse à jamais : "Délicate, elle approche sa lampe de chacun des visages. Elle leur fredonne en français des berceuses du temps jadis." Comme autant de figures d'une enfance et d'une adolescence lointaines qui n'attendent que l'écriture pour repeupler la scène, en chair et en couleurs. 

Car l'écriture de Bedoya est avant tout incarnée, rivée au corps, au désir et à la quête éperdue du plaisir. L'auteur dépeint l'amour et les grâces féminines avec un plaisir communicatif: "ses seins énormes aux mamelons noirs comme l'ébène ressemblaient à deux bombes larguées sur Varsovie lors de la Seconde Guerre Mondiale." 

"Il m'a maintenu la tête, il l'a penchée sur le côté et il a écrasé ses lèvres contre les miennes… Il a aspiré ma chair comme une mangue mûre, et ensuite… ensuite, il m'a pressée contre son sexe… Au milieu de l'obscurité du vestibule, on aurait dit un salami de Milan… Ahhh mon Dieu! Il hurlait comme un animal affamé! C'était une bête avide, une bête de l'enfer, ses râles m'étourdissaient, me pétrifiaient, ils m'on fait perdre l'équilibre. Seule une de ses mains me retenait, me balançait au rythme de ses va-et-vient… Je sens encore sa tête rigide, rugueuse comme du papier de verre… Et puis il m'a déposée sur les dalles froides, inconsciente, incapable de rien faire d'autre que de le regarder s'éloigner dans la pénombre […]"

"J'épiais la scène et cherchais ensuite à l'imiter face à un miroir moisi par le souffle de mes baisers. De loin, la putain m'observait. Elle scrutait mon regard qui devenait humide de tristesse ; j'avais la certitude que je ne pourrais jamais lui caresser les seins."

Ses nouvelles, rocambolesques et picaresques, tiennent à la fois des contes philosophiques et merveilleux, comme des légendes et mythes amérindiens. Un curieux mélange, totalement décomplexé, qui confère à l'ensemble une saveur poétique des plus singulières et séduisantes. La plupart sont des récits d'initiation dans lesquels de jeunes garçons vont s'éveiller à la sensualité et, en grandissant, tenter d'égaler leurs aînés, dont l'exemple hédoniste et vénéneux exerce sur eux un puissant magnétisme. C'est tantôt un père volage qui, sous couvert d'aménité, se prémunit des risques de la monotonie conjugale, tantôt le curé Pio que la charité pousse à engrosser de dévotes femmes pour leur assurer progéniture. Tel encore Florencio Gomez, le compagnon d'une nourrice, "athée fornicateur" qui ébranle l'enfant dans ses croyances et l'éveille aux charmes du péché. Ces hommes ont fait de leur amour des femmes le point cardinal de leur existence, et c'est vers elles que les plus jeunes cherchent à leur tour le bonheur au risque de s'y consumer, de plaisir ou de frustration.

Parmi elles, la plantureuse nourrice Faustina, la princesse Suchitra dont les charmes fascinent un planteur de coquelicots, ou bien Catalina, propriétaire d'une maison de rendez-vous où se côtoient dans une atmosphère teintée de dévotion et de damnation, époux et notables respectables. Enfin la belle Vivianne assassinée (surnommée La Reine des animaux), lascive jusque dans la mort :
"Elle était aussi exposée que l'ultime chef-d'œuvre d'Helmut Newton, en appui sur le bras droit, les jambes légèrement fléchies. La beauté, la plasticité de la jeune fille évoquaient la vie-même. Mille montagnes d'or n'auraient pas rayonné plus que ses fesses fermes ; et ses seins, couronnés de vermeil par deux fruits des bois, s'offraient comme le plus appétissant des délices."

Des femmes le plus souvent inaccessibles, mirages de chairs et de jouissances que témoignages et souvenirs de tel ou tel proche ou amant font miroiter de mille éclats : "Cette femme que je ne connaissais qu'à travers les descriptions précises de ses serviteurs, ces bipèdes frugivores drogués jusqu'à l'idiotie par l'arôme qui s'échappait de son sexe divin, derrière le rideau couvrant ses ablutions du soir." 

En leur absence, on se console ou l'on espère dans l'amitié et la fréquentation païenne des bêtes, auprès de l'éléphant Fais mon bonheur que des années de domesticité auprès de la voluptueuse Suchitra ont imprégné de ses propres charmes, ou de la chèvre Rosario, seule et dernière confidente du pauvre vacher Juan. À en croire d'ailleurs la nouvelle éponyme du recueil, il n'est pas jusqu'aux bêtes qui ne sachent tirer la meilleure part de l'amour, la disputant aux hommes comme pour en garder jalousement la saveur et le secret.


Les Mal-Aimes, 2013

Publié par Daniel Leuenberger

C’est sur un fond de mutisme quasi absolu que la littérature du Paraguay, l’une des moins ( re )connues d’ Amérique latine, émerge en Europe avec des voix singulières et estimables – parce que novatrices et imaginatives- jouissant d’une divulgation plus étendue chez elle et à l’étranger. Sans aucun doute, l’une de ces voix est celle d’Esteban Bedoya, créateur d’un univers littéraire insolite et suggestif, qui a su concevoir un style narratif original et cohérent et dont j’eus le plaisir de faire la connaissance lors d’une soirée littéraire durant son séjour en Suisse comme chef de mission de l’ambassade du Paraguay. A cette époque, faisait déjà partie de ma bibliothèque son livre de contes La fosse aux ours et autres récits, publication qui reçut à juste titre, un très bon accueil d’une partie du public et de la critique ; dans le texte que j’ai aujourd’hui l’honneur de présenter en quelques mots, l’auteur n’a pas manqué de faire preuve, à chaque phrase, de son talent pour créer une ambiance et captiver le lecteur par le caractère universel de ses thèmes et de ses sujets de le plonger dans une atmosphère personnelle et originale.

Le plaisir de la lecture, la jouissance esthétique et le défi intellectuel que propose le dispositif herméneutique, ainsi que quelques uns des bénéfices ultimes que le lecteur attend de l’œuvre littéraire forment ensemble la voie d’accès au dialogue, à l’expression des opinions les plus diverses – à travers la comparaison des intérêts et préoccupations qui émanent de deux mondes parallèles – et la séduction qu’exerce le verbe ; doué d’une grande sensibilité culturelle, notre conteur et romancier ( 10 ) paraguayen truffe tous ses ouvrages de ses vastes connaissances historiques et de son sens de l’ironie aussi aigu qu’intelligent et de l’humour qui adoucissent, tout en respectant la forme générale, le pessimisme ou le nihilisme dominants.

Confronté à l’écriture, l’auteur trace quelques axes spatio-temporels sur lesquels il place les personnages de son imagination, sobrement décrits mais aussi complexes et contradictoires que l’image spéculaire de la réalité. La lecture, tout comme l’écriture, se transforme en une aventure teintée de secret et de réflexion qui s’accentue d’autant plus que le lecteur suisse découvre, dans les pages écrites par un Paraguayen, des paysages, des personnages et des ambiances appartenant à son propre environnement, jusqu’à son quartier même, son histoire et sa culture personnelles, comme, par exemple, les rues et les places de Berne, la cuisine traditionnelle ou tel autre trait qui nous définit en tant que nation. La lecture se poursuit jusqu’au bout, mue par l’intérêt, la curiosité ou le plaisir, et lorsqu’il ferme le livre, le lecteur ne s’est pas seulement reconnu dans l’un ou l’autre des personnages : à travers le point de vue de l’auteur, il a appris à voir avec d’autres yeux ce qu’il avait tenu, de manière si trompeuse, pour familier et connu.

Je n’ai pas l’intention, et ce n’est pas ici le lieu, de tenter d’élaborer une exégèse de chacun des éléments remarquables (discursifs, structuraux ou extratextuels) que nous offre le roman : l’œuvre parle par elle-même et l’auteur invite le public à participer à l’interprétation des péripéties qu’il narre. Aussi, toujours du point de vue d’un lecteur suisse, je me limite à souligner ici quelques uns des traits qui ont éveillé mon intérêt:

( 11 ) Au moyen de quelques touches de pinceau précises et justes, Esteban Bedoya campe ses personnages, leur conférant une personnalité, non par des descriptions longues et minutieuses, mais à travers des pensées et des actions. Grâce à la mise en place d’un réseau d’allusions suggestives, il laisse le lecteur dans un état de liberté absolue pour conclure et interpréter ainsi que pour déchiffrer en le recréant eux-mêmes le labyrinthe textuel. Au sujet du monde apparemment idyllique dans lequel évoluent les personnages du roman, ce sont des êtres menacés intérieurement par l’inclémence de la vie et par les rêves brisés ; voyageurs, exilés et « picaros »* à la recherche d’une paix qu’ils ne parviennent pas à trouver. L’un d’eux est Bartolomeo Marietti, personnage qui me fait penser à Jean-Baptiste Grenouille dans Le Parfum de Süsskind, homme sans conscience, insensible, dénué

prédestiné, fort et solidaire ; à l’égal de Nietzsche lui-même, c’est un voyageur infatigable, toujours insatisfait, tel un révolutionnaire en avance sur son temps. Déraciné dès sa jeunesse, Bartolomeo lutte contre la servitude, quelles que soient la classe sociale, la famille, la pauvreté ou la morale. Détraqué et égaré, il incorpora à son bagage personnel la thématique universelle du mal ( présente dans de nombreuses œuvres littéraires comme le Faust de Goethe, The Sea Wolf de Jack London ainsi que chez Camus, Sartre, etc.) qui répugne et fascine tant à la fois.

Le thème des identités en est un autre, étroitement lié aux personnages. Le lecteur, incapable au début d’apprécier ce jeu occulte et ( 12 ) inextricable à la fois, de réflexions spéculaires, ne peut absolument pas savoir avec certitude qui est qui et jusqu’à quel point il peut croire aux personnages ou même à la propre voix du narrateur, identifiable ou non à l’auteur. Et,tout comme le lecteur, converti en nouveau Thésée, il ne trouve pas en l’auteur l’Ariane susceptible de lui procurer le fil conducteur pour s’orienter dans le labyrinthe ; se rejoignent en un point de fuite unique un premier niveau de fiction et l’irréel des autres niveaux narratifs intercalés qui ne sont pas nécessairement métaphysiques, sinon à des moments réitérés de nature simplement anachronique ( je pense, par exemple, aux étables dans le centre ancien de Berne, réalité impensable aujourd’hui, mais tout à fait vraisemblable il y a seulement quelques décennies ).

Mais tout n’est pas encore dit : on trouve encore, dans le récit, les éléments issus de la réalité historique (comme le personnage de Luigi Lucheni), les caractéristiques spatio-temporelles ou l’atmosphère socioculturelle de la capitale de la Suisse. Dans cette convergence de niveaux thématiques, les frontières sont abolies et un monde d’apparences contradictoires s’oppose à la réalité en la neutralisant ; dans un tel contexte, le plus modeste hôtelier ou le « vendeur de panneaux solaires » tout aussi bien, comportent beaucoup de non-dits. Le doute persiste en permanence pour le lecteur, l’égarant dans un désert d’interrogations hors du temps : l’ours est-il un ours véritable ou la face obscure de l’homme, son alter ego non domestiqué ? L’irruption répétée de métaphores qui font apparaître l’homme comme un sujet animalisé, ou difficile à dissiper. Et si, pour Nietzsche, l’aigle, le lion et le serpent sont les symboles ( 13 ) de la force, de la liberté et de l’indépendance, ici, c’est l’ours ( figurant de plus dans les armes de Berne ) qui est proposé comme alternative valable et fonctionnelle au paradigme nietzschéen, autre animal doté d’une charge symbolique puissante au moyen de laquelle, en outre, se dessine un parallélisme qui n’est pas seulement fortuit.

Tout en conservant une autonomie stylistique qui lui est propre, Esteban Bedoya rejoint les rangs d’une tendance artistique qui rassemble un certain nombre d’auteurs hispano-américains et qui résulte essentiellement de deux isotropies parallèles et antithétiques : la réalité et la fantaisie, la simple existence et l’hyperbole. A partir du concept de réalisme magique des années soixante et soixante-dix, s’est développée en Amérique latine une variante inédite de la rencontre de l’exactitude géographique et historique avec un niveau narratif pouvant être mis en relation avec la réalité extratextuelle, en même temps qu’avec des éléments fantastiques qui plongent le lecteur dans un univers non systématique et hermétique dont les règles ne peuvent être décodées. Les traits qui suscitent l’étonnement au niveau d’une lecture strictement réaliste n’altèrent pas nécessairement la vraisemblance en ce qui concerne les personnages : loin d’être perçus comme anormaux ou étrangers, ils demeurent parfaitement intégrés au monde recréé, bien que Miguel commence à douter de lui-même lorsque l’ours, peur archaïque et manifestation soudain réelle, commence à recouper ses tribulations dans Berne. L’extraordinaire et l’inexplicable surgissent subitement dans l’univers qui nous est ordinairement familier.

La voix narrative ne reste pas enfermée dans les moules classiques du récit réaliste ; loin de se simplifier, ( 14 ) la structure argumentaire s’embrouille : parvenu à un peu moins de la moitié du texte, le lecteur comprend que ce qu’il finissait de lire est le récit fait par l’un des Podesta, c’est-à-dire l’un des protagonistes. La lecture n’est pas empirique, pas plus que les personnages ; rien n’est dans ce qui apparaît- et surtout, l’aventure n’est pas terminée. Le leitmotiv du début réapparait : l’ours, et à présent, l’arrière-petit-fils du dresseur d’ours devra affronter à son tour- au cours d’une aventure inédite-les esprits malins du passé. La lecture et l’option polysémiques restent assurées dans un récit dont les clefs d’investigation coïncident en dernier ressort avec la recherche de l’identité propre de l’être humain. Mais elles sont en fait déjà dans les mains du lecteur qui entreprend l’exploration dès la première ligne du texte.

Daniel Leuenberger (1967 ) est originaire d’Emmental, en Suisse. Après avoir suivt l’enseignement de Linguistique et de Littératures espagnoles, hispano-américaines et allemandes à l’Université de Berne il a soutenu une thèse de doctorat sur Joaquin Arderius, auteur andalou oublié appartenant à l’ « autre génération de 27 » . Depuis 2002, Daniel Lauenberger enseigne à l’Institut de Linguistique et Littératures Hispaniques de l’Université de Berne. Il a publiéplusieurs articles et compte rendus dans des revues espagnoles et internationales.

* Picaro : personnalité et personnage-types de la littérature espagnole, apparu dans le Lazarillo de Tormes (1554 ). Aventurier roublard et futé. (n.d.tr.)